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Le guetteur mélancolique
Le guetteur mélancolique
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19 juillet 2007

Entretien avec le sous-commandant insurgé Marcos (partie 2)

Brecht, le Quichotte, le blues

RR : Poursuivons avec quelque chose que l’on vous a déjà souvent demandé : qui est Marcos, comment est-il né et qui lui a donné forme ? Mais cette fois, nous voudrions savoir qui est le Marcos que nous avons devant nous, en ce moment même.


M : Eh bien, ma réponse va forcément être différente de celle que je donnais en 1994 et par la suite. Marcos était constitué de deux éléments principaux, celui hérité de la gauche orthodoxe et celui qui résultait de l’assimilation et des modifications dues à sa rencontre avec les communautés indigènes. Aujourd’hui s’y ajoute un troisième élément, le contact avec vous autres, avec les gens « de l’extérieur », qui n’ont plus en face d’eux l’homme de la gauche orthodoxe ni le porte-parole du mouvement indigène, mais quelqu’un avec qui ils commencent à établir une relation, quelqu’un qui n’est pas un personnage mais le porte-parole d’une organisation. Il s’agit désormais de commencer à détruire le portrait médiatique, le symbole, le mythe, l’emblème, et de commencer à construire une relation de compañeros, parce que nous nous parlons aujourd’hui d’organisation à organisation ou de groupe à groupe, on s’adresse au membre d’une organisation et non à quelqu’un qui se surveille pour éviter de dire une bêtise, par exemple.
[...]
Alors, disons que le Marcos qui participe à la Sexta et qui est dans l’Autre Campagne a peu à peu digéré au cours des dernières années le contact avec vous autres, avec les gens de l’extérieur, avec la société civile, comme le disent les zapatistes, et que nous essayons d’en tirer parti pour vous inviter à voir une autre facette, pour vous inviter à admettre qu’il s’est passé ce qui s’est passé, bon an mal an, et que maintenant vous ne parlez plus avec un dirigeant au sens traditionnel du terme mais avec la porte d’entrée d’un mouvement.
[...]
Autrement dit, le Marcos qui s’exprimera à ce moment-là serait triple : celui qui est arrivé dans les montagnes, il y a vingt-deux ans, celui qui est né il y a vingt-deux ans, désormais mêlé à la pensée indienne, et celui qui au cours des douze dernières années s’est peu à peu déconstruit en tant que porte-parole de l’EZLN.

RR : Et que regrettez-vous de votre vie avant ces trois étapes ?

M : Le cinéma.

RR : Mais les films, avec la technique actuelle, ce n’est pas vraiment un problème.

M : Non, non, le cinéma est une culture. Le DVD en est une autre. C’est comme le four à micro-ondes. On nous dit que les aliments réchauffés au micro-onde ont le même goût, mais ce n’est pas vrai. Aujourd’hui, le ciné c’est quelque chose d’individuel. On rentre chez soi, et hop, ça y est ! Avant, le ciné avait une dimension sociale, il fallait sortir dans la rue, acheter son billet, on connaissait la personne au guichet, et patati et patata, et il y avait l’ouvreuse. Et puis les cris du public à certaines scènes, les soupirs au moment où les acteurs s’embrassaient, les rires pendant les scènes d’amour. Tout ça, c’est fini. C’est ça la partie que je regrette. Pas les films, mais le ciné.

RR : Marcos, vous créez et manipulez constamment toutes sortes d’idées et de projets, vous écrivez. Ça ne vient pas de nulle part, vous devez avoir un sacré bagage de lectures passées et présentes. Qu’est-ce que vous lisez aujourd’hui ?

M : Eh bien, je lis les classiques surtout, le dernier en date était de Bertolt Brecht, parce que nous avons très mal pris la position adoptée dernièrement par les intellectuels et par les artistes au Mexique et que Brecht n’épargne personne. Alors, j’ai lu du Brecht et aussi la presse mexicaine et étrangère. Quand je suis quelque part, comme ici, où il y a Internet, je me connecte et je lis et je regarde tout. Mais, en littérature, je lis surtout du théâtre, les pièces de Brecht, des romans et les classiques comme Cervantès. Le meilleur livre de théorie politique est L’Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche. Je me souviens que quand l’Italien Fausto Bertinotti, du parti Refundazione communista, est venu au Chiapas, je lui ai dit que j’allais lui offrir un manuel de science politique et je lui ai donné un exemplaire du Quichotte. Comme il avait l’air de ne pas saisir, je lui ai dit de le lire et qu’il verrait que tout ce qui se passe aujourd’hui, toutes les parties qui se jouent en ce moment sont là, dans le Quichotte.

RR : Quand vous êtes passé à Veracruz, vous avez déclaré que les deux fenêtres à travers lesquelles vous étiez entré dans le monde de la musique étaient le huapango et le son, et que de là vous en êtes arrivé au rock. Racontez-nous.

M : Quand dieu a créé le monde, il a d’abord créé le blues. Après, le blues a commencé à avoir ses humeurs, comme on dit, et de là est né le jazz et ensuite le rock. Mais au début, comme dans la Genèse, qui dit qu’en premier la lumière fut, en musique, au début fut le blues, c’est de là que tout vient. Le blues, c’est comme si on vous agrippait le cœur et qu’on le chiffonnait comme ça. Mais je n’y suis pas arrivé d’emblée, je suis d’abord passé par le son et par le huapango pour ensuite arriver au rock. Mais sachez que si je vous demandais qui sont vos ancêtres, en cherchant bien vous tomberiez sur le blues. C’est comme si on me demandait si j’aime manger... Bien sûr que j’aime ça ! Et mon plat préféré ? Mais le blues, voyons !

RR : Órale. Pour continuer sur ce sujet, que pensez-vous de l’énorme production musicale qui a entouré le mouvement zapatiste en général, mais en particulier celle dédiée à Marcos et qui appartient désormais à la chanson populaire mexicaine ?

M : C’est quelque chose que nous ne parvenons pas à comprendre. Le pont qui a été tendu entre les zapatistes et les femmes, les jeunes et les chicanos, ça oui, je comprends, c’est avec ceux qui sont persécutés à cause de leur différence, mais nous ne comprenons pas à quel moment un pont s’est créé entre la parole zapatiste et le rock, et avec les rockers. On s’en est aperçu, bien sûr, et on a trouvé super qu’ils jouent ça et qu’ils parlent de notre lutte ! Mais je ne saisis pas ce qui s’est passé.

RR : Et avec les graffiteurs, vous vous sentez des atomes crochus ?

M : Avant, nous voyions ça comme une simple manifestation artistique. Il y a des graffitis qui sont extraordinaires, ce maniement des couleurs, les proportions. Tenez, par exemple, à San Martín Texmelucan, au Puebla, un gamin est passé pour dire quelque chose - comme quoi il y en a qui viennent s’exprimer aux réunions -, mais il n’a pas pu articuler un mot ; il disait que ce n’était pas son truc de parler, alors il est parti mais pendant que d’autres parlaient, lui a fait un graffiti et c’est le meilleur communiqué que j’ai jamais vu.

RR : Il y a quelques années, au cours d’une interview, vous avez confié à une collègue journaliste de Los Angeles que vous aviez travaillé dans un sex-shop de San Francisco. C’est exact ?

M : Oui, c’est bien ça. C’était lors d’une interview réalisée en 1994 pour le San Francisco Chronicle. La reporter m’a demandé si je connaissais la ville et je lui ai répondu oui, car j’avais travaillé dans un sex-shop, et aussi que je m’étais fait alpaguer parce que le patron était gay et qu’il avait voulu me draguer. Mais elle, elle a seulement noté sur son calepin : « Marcos est gay ». Alors moi, j’ai répondu dans un post-scriptum*.

RR : Et à Los Angeles, Marcos, que seriez-vous ?

M : À Los Angeles, un sans-papiers, forcément. Quand j’ai vécu dans cette ville, c’était en plein mouvement chicano, mais sans le caractère identitaire qu’il avait possédé auparavant. César Chávez n’était plus là. On pouvait aborder le racisme mais le plus indignant était que les fonctionnaires du gouvernement américain étaient des latinos, ils étaient des nôtres et c’étaient les plus salauds, les plus despotes, parce que ce n’est pas seulement le fait qu’on te demande tes papiers à tout bout de champ, mais le traitement qui t’es réservé, comme si tu étais un délinquant, etc. À ce moment-là, j’ai pu éprouver ce que même dans les communautés indigènes je n’ai pas ressenti en étant métis. On n’est pas seulement un étranger, mais une menace. On est dans le pays comme si on constituait une menace. C’est pour ça que nous, les zapatistes, nous vivons très mal le fait que l’on traite les sans-papiers comme s’ils allaient là-bas pour faire le mal. C’est ce que pense la police, le LAPD de Los Angeles, bandes d’enfoirés, comme si on passait la frontière pour venir faire du mal.

RR : [...] à propos d’un Argentino-Cubain célèbre, avez-vous rêvé du Che ?

M : Euh ! Eh bien, le Che, je le connais depuis tout jeune, j’ai conservé une image bien réelle de lui comme un héros, avec ses textes, ses Notes sur la guerre révolutionnaire. Ce qui m’a beaucoup impressionné, c’est son honnêteté, qui le rendait capable de dire « Voilà, il m’est arrivé ça ». Ce n’était pas quelqu’un qui se lançait des fleurs, mais quelqu’un qui décrivait les faits. C’est après avoir lu ses récits que j’ai connu son histoire, encore une fois j’ai pris les choses à l’envers. Après le Che mortel, plus humain, est venu le personnage du Che, l’histoire de sa conquête de Cuba avec Fidel, avec Camilo et avec Raúl, et après quand il quitte tout et part en Afrique, et après en Bolivie, avec son épopée dans la sierra bolivienne et tout l’impact qu’il a partout... Mais c’est avec le premier Che que j’ai connu que j’en suis resté. C’était un homme droit, honnête, noble, mais un homme, au bout du compte. Ce n’était pas un Dieu ou un leader. Et si je pouvais, c’est ce que j’aimerais être, un homme honnête et juste, avec ses défauts, etc., et ne pas être déifié ou transformé en une idole ou en une personnalité éminente. D’ailleurs, je ne sais pas ce qui est pire, être une idole ou un monstre sacré.

RR : Votre rêve le plus agréable, le plus fréquent ?

M : De pouvoir parler avec quelqu’un sans passe-montagne et de pouvoir lui dire qui je suis, c’est-à-dire que je suis Marcos et que cela ne pose pas de problèmes. Je veux dire, qu’il n’aille pas m’attaquer ou me jeter en prison, mais qu’il dise « Ah, ouais, super » et que ça s’arrête là. Surtout qu’il ne réagisse pas comme devant un monstre sacré.

RR : Et votre cauchemar le plus fréquent ?

M : Celui qui revient le plus régulièrement, c’est que la soif de pouvoir prenne le dessus au sein de l’Autre Campagne. Que l’Autre Campagne termine comme ça, à faire la même chose que tous les autres et vlan, qu’après tant d’efforts et tant de richesse nous finissions par faire ce que nous critiquons et par nous transformer en nos ennemis.

Ça, c’est ce qui est à craindre, c’est le véritable cauchemar. Et c’est un cauchemar que je fais dans mon sommeil mais aussi éveillé.

Recueilli, en novembre 2006 dans le nord du Mexique,
par Raymundo Reynoso pour AMATE (Los Angeles, Etats-Unis).

Traduit par Ángel Caído.

Lire l'entretien complet sur le site du CSPCL

P.-S. MAJORITAIRE DÉGUISÉ EN MINORITÉ NON TOLÉRÉE. À propos de tout ce qui se dit sur l’éventuelle homosexualité de Marcos : Marcos est gay à San Francisco, noir en Afrique du Sud, asiatique en Europe, chicano à San Isidro, anarchiste en Espagne, palestinien en Israël, indigène dans les rues de San Cristóbal, môme d’une bande à Neza, rocker dans la Cité universitaire, juif en Allemagne, ombudsman à la Sedena, féministe dans les partis politiques, communiste dans l’après-guerre froide, prisonnier à Cintalapa, pacifiste en Bosnie, Mapuche dans les Andes, instituteur de la CNTE, artiste sans galerie ni porte-dessins, femme au foyer un samedi soir dans n’importe quelle colonia de n’importe quelle ville de n’importe quel Mexique, guérillero dans le Mexique de la fin du XXe siècle, gréviste à la CTM, journaliste bouche-trous dans les pages intérieures, machiste dans un mouvement féministe, femme seule à 22 heures dans le métro, retraité qui fait le piquet sur le Zócalo, paysan sans terre, éditeur marginal, ouvrier au chômage, médecin sans cabinet, étudiant non conforme, dissident du néolibéralisme, écrivain sans livres ni lecteurs et, pour sûr, zapatiste dans le Sud-Est mexicain. Bref, Marcos est un être humain quelconque sur cette planète. Marcos est toutes les minorités rejetées, opprimées, en résistance, qui explosent et disent Ya basta !. Toutes les minorités au moment de parler et toutes les majorités au moment de se taire et de laisser passer l’orage. Tous les exclus cherchant les mots, leurs mots, ce qui rendra enfin la majorité aux éternels séparés, nous autres. Tout ce qui gêne le pouvoir et les bonnes consciences, voilà ce qu’est Marcos. »

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