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Le guetteur mélancolique
Le guetteur mélancolique
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8 mars 2014

Chronique des considérations

chronique montagne 2Il existe encore en montagne, dans des villages battus des vents, des dames qui vendent des taille-crayon dans de petits magasins obscurs. Une chèvre broute les pieds de la demoiselle qui orne l'affiche de la machine Singer en costume de 1905. Le vent agite et décolle le reste. Le berger pousse un troupeau de moutons. Le seul autre personnage est le silence. Il prend la voix du jet glacial et cristallin qui gicle par un tuyau de fer dans l'eau sombre de la fontaine. Un vieux cheval sort d'une écurie, passe dans la rue, tout seul, lentement, comme une grande personne. La journée commence avec l'aube et elle finit avec la nuit. La nuit, il n'y a plus rien que la lune et les étoiles ; la montagne qui se tait ; le silence du vallon ; le mystère d'un pré noir. La vie se vit au rythme des saisons, dictée par le soleil et la lune, les pluies, le beau temps et la naissance des bêtes, avec l'aide du vétérinaire et de quelques proverbes locaux.

Quand le journal vient vous apprendre, en ces temples de l'essentiel, que « la diva a quitté le yacht du milliardaire, qui faisait escale à Athènes, au paroxysme de la fureur » ; mais que « ce dernier a gardé son sang-froid » ; et que le rédacteur se demande « s'il s'agit là d'un simple jeu pour mettre un terme à cette idylle avec une diva explosive ou si les choses sont plus sérieuses », on éprouve l'impression que l'homme se complique la vie par des curiosités vraiment inexplicables et n'est pas de la même race que l'homme. Car l'homme, dans ce qu'il a d'éternel, est d'ici, avec ses proverbes, ses lunes et son vétérinaire. Les humeurs de la Callas ne jouent qu'un rôle futile dans l'événement qu'est la naissance d'un veau. Et la naissance d'un veau est une chose importante. C'est elle qui nourrit la planète. On dirait que l'homme en habite plusieurs.

J'ai ouvert, dans ces lieux où fleurit l'essentiel, un grand roman américain, d'un indiscutable talent ; l'homme n'y vivait que dans le paroxysme ; « le ciel, disait l'auteur quelque part, était si outrageusement bleu qu'il avait l'air d'avoir été peint par un fou » ; tout n 'y était - sinon dans celui-là, du moins dans d'autres du même genre et dans des films de même modèle - qu'alcoolisme et sueur de nègre, poussière d'été en Louisiane, buildings, démence, asphalte, revolver, inceste, sauvagerie, et problèmes byzantins. Une extrême civilisation y rejoignait celle du cannibale. Le viol y remplaçait le mariage ;  l’homme n'y mourait jamais que dans une flaque de sang, au lieu, comme il est plus séant dans son habitat naturel, de s'éteindre en bonnet de coton, usé par l'âge et les labours sous un édredon de satin jaune. Entouré de l'affection des siens et de la satisfaction blâmable de ses héritiers naturels.

Existe-t-il donc plusieurs planètes ? ou sur la même plusieurs races d'hommes ? Non, mais plusieurs civilisations. L'homme du hameau alpin est exactement le même que le gangster des films américains qui tire du colt avec les pieds et avec les mains sur la police, en se cramponnant par les mâchoires à quelque gouttière de gratte-ciel ; le même que l'assassin des grandes tragédies grecques, ou les hypercivilisés des civilisations pourries qui finissent dans le sadisme où tout a commencé. Mais il est commandé par d'autres habitudes. Deux mille ans de christianisme et de gendarmerie, sans compter la police mobile, de femmes exigeantes, de fisc intransigeant et de pratiques démocratiques ont meulé sa surface et poli son aspect, si bien que l'homme profond qu'on découvre dans le journal ou dans le roman, quand on habite en quelque auberge montagnarde d'où l'on n'a vue que sur l'épicerie et les moutons, scandalise par son exotisme comme l'ornithorynque d'Australie qui parut aux savants anglais si saugrenu, futile et même inadmissible qu'ils refusèrent d'en reconnaître l'existence. « L'impossible, disaient-ils, ne saurait être réel. » Il ne faudrait pourtant pas gratter profondément, dans la bourgade la plus paisible, pour retrouver Oreste ou Hermione ou Iago ; ou même Macbeth. Mais le temps a permis de faire d'Hermione une vieille demoiselle respectable qui fait le catéchisme aux enfants ornée d’un boa de plumes de poule, et de Macbeth un conseiller municipal avec du poil dans les oreilles, dont l'avis est recherché pour les adductions d'eau. Ils appartiennent en effet depuis des siècles à des sociétés où la prudence interdit à tel point de tuer son père, de tricher le fisc ou de voler la vache de son voisin qu'il a fallu inventer le librium pour guérir l'homme de ses scrupules. Au lieu qu'il est des civilisations où un égal souci de prudence conseille de tuer toujours premier. Il en est même tant qu'on se demande comment elles peuvent coexister : il y a cette civilisation rurale, qui est sans doute la plus harmonieuse (et c'est sur quoi l'on juge une civilisation), et une civilisation urbaine : il y a le rat de ville et le rat des champs. Il y a une civilisation du jour qui est  dictée par le soleil et une civilisation de la nuit réglée par l'enseigne au néon, la réclame lumineuse, les films de Hollywood, la boîte de nuit, la stripteaseuse qui apparaît en couleur dans le ciel grâce aux merveilles de l'industrie. L'une ne connaît que les végétaux, l'autre la pierre, l'asphalte, le bitume. Il y a une civilisation du froid, une civilisation du chaud, une civilisation de l'Afrique, une civilisation de l'Asie, du capital et du marxisme, du déisme, de l'athéisme, du fétichisme, de l'animisme et même de l'anthropophagie. Le moins qu'on en puisse dire est qu'elles n'ont pas le même âge.

Elles sont restées longtemps étanches, imperméables et compartimentées, coexistant sans s'interpénétrer, ce qui assurait la paix du monde. La planète était faite comme ces vieilles couvertures qu'on fabriquait d'échantillons cousus ensemble, disparates et bigarrées. Aujourd'hui elles s'interpénètrent. Les couleurs se bavent l'une sur l'autre. Le tissu des plus vieilles, qui étaient les plus utiles, les plus parfaites et les plus belles, est rongé par celui des autres. Il s'éraille, et peut-être bientôt, et beaucoup plus vite qu'on ne le pense, il ne restera plus de la grande couverture que les échantillons de la plus basse qualité.

L'interpénétration est telle qu'il s'est même créé en plus, ou en marge, comme on voudra, une civilisation touristique du folklore où tout est bon pour faire « attraction culturelle » : le restaurant grec attire par un bahut breton, et la cérémonie druidique par une « bourrée » de spécialistes de Carcassonne. Le bric-à-brac est devenu un style.

La civilisation rurale commence elle-même à boiter fort. Le triporteur du marchand de café a commencé le premier à rompre l'équilibre. Il n'y a plus de maréchal-ferrant. La pharmacie de campagne a des airs de drugstore. Le laboureur, en rentrant chez lui, voit une vieille dame habillée de plumes d'autruche qui a pénétré dans sa cuisine pour lui danser le french- cancan et le « Gay-Paris » par l'écran de la télévision. De telles « distorsions» du style rural font appel à un nouveau style. Tant qu'on ne l'aura pas inventé il y aura quelque chose de cassé. La civilisation ne consiste pas dans le neuf (ou tout au moins pas uniquement), mais dans le fonctionnement de l'engrenage. Une vieille horloge qui tourne rond est plus jolie et plus utile qu'une horloge qu'on a rénovée avec une pièce qui ne s'engrène pas, si scientifique qu'en ait été la conception. Nous vivons une époque étrange qui vend encore des taille-crayon dans des pays où il n'y a plus que des stylographes, et des stylos dans des pays qui n'ont pas encore d'écriture.

Suivant l'endroit d'où on l'observe, la Terre apparaît comme un bagne d’où l'homme ne sait pas s'évader, ou comme un paradis dont il ne sait pas se servir. Il le regarde à travers la grille.

Peut-être a-t-il la clef dans sa poche ? Sa liberté reste en lui-même.    
Et c’est ainsi qu'Allah est grand.

Alexandre Vialatte, 17 septembre 1963

 

 

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