L'été en pente douce
Les déclarations de Nicolas Sarkozy à Grenoble, renforcées par celles de Brice Hortefeux sur la gestion «sécuritaire» de la nationalité posent d’évidents problèmes de constitutionalité. Mais elles nous imposent de réfléchir vite. Sur au moins deux points : d’abord reprendre le fil historique qui fait que la situation actuelle pue les années trente finissantes, juste avant l’abjection totale ; puis comprendre ce qui rend possible cette dérive, et notamment chercher dans les pratiques des oppositions les attitudes qui laissent ouvertes les portes d’une telle situation.
La «nationalité» est un accord conventionnel. Elle n’existe pas «naturellement». Un État colonisateur comme la France le sait bien, qui a découpé le monde par des frontières «nationales» en dehors de toute histoire commune ou de projet collectif. La France est un État lui-même construit par la mise sous tutelle des peuples de l’intérieur de ses frontières (Bretons, Basques, Corses, Occitans…) au nom d’un projet «national» et «républicain». Être français est une convention qui a changé dans le temps, et qui changera encore (nous nous dirons peut-être européens dans un siècle ?). Cette convention assujettit les individus à la nation dont ils sont membres. Longtemps, la conscription militaire en a été le symbole. Une fois accordée, par la naissance (droit du sol), par la filiation (droit du sang) ou par la naturalisation, les droits et les devoirs sont les mêmes pour tou(te)s. Admettre la «double peine» d’une condamnation pénale suivie d’une déchéance de nationalité revient à dénigrer le fonctionnement global de la justice : les peines prononcées ne suffiraient-elles pas, ne seraient-elles pas «justes et équilibrées», que l’autorité administrative puisse ajouter une forme d’arbitraire ?
Mais pire encore, il y aurait
donc une antériorité à la situation conventionnelle de la nationalité ! Combien
de temps, de générations sera-t-on considéré comme susceptible de se voir
retirer la nationalité et placé en camp «de transit» ? Ceux qui n’entendent pas
les horreurs des années trente ont les oreilles bien bouchées : l’expression
«quart de juif» ne leur dit donc rien ?
Les effets des discours de la
clique au pouvoir ne peuvent se juger dans le court terme. Quand Marine Le Pen
exprime sa satisfaction et y voit confirmation de ses thèses, il faut entendre
le glissement collectif qui s’opère. Les racistes du pouvoir, même après
condamnation judiciaire comme pour Brice Hortefeux, préparent un avenir qui n’a
rien de républicain, mais tout de l’organisation clanique du monde. Le soupçon
va s’installer, et au lieu de penser la nation comme un projet collectif, on va
la définir comme une zone protégée, à l’image de ces condominiums pour riches
hérissés de barbelés et protégés par des gardes armés qui créent des taches de
léopard sur toute la planète.
Bien évidemment, la démarche
n’est pas spécifique à la France, malheureusement. De nombreux pays veulent
décider arbitrairement de la nationalité. C’est «l’ivoirité» dans la Côte
d’Ivoire, c’est le statut différent des Juifs et des «Arabes israéliens», c’est
le débat sur les Chicanos aux États-Unis, c’est la question lombarde en Italie…
Le monde globalisé va remplacer les affrontements géopolitiques par des formes
«internalisées» d’ethnicisation et de hiérarchisation. On aurait pu croire
cette logique abandonnée depuis le Siècle des Lumières. L’exemple de
l’Allemagne des années trente, pourtant un des pays les plus riches en
philosophes, poètes, musiciens, penseurs … aurait pu nous éclairer sur le
danger permanent de voir revenir la barbarie.
Mais je n’arrive pas à me
résoudre à voir la France «des droits de l’Homme», celle qui fait figure à la
fois de paradis (notamment grâce à sa protection sociale) et de référence dans
les capacités de révolte et de refus de l’arbitraire (la prise de la Bastille),
sombrer à son tour dans la folie raciste. Avec toutes les conséquences sur la
fin de «l’état de droit», annonçant la montée des nouvelles guerres
«asymétriques» contre les populations les plus démunies. Les signes sont
pourtant clairs, depuis l’adoption de l’«État d’urgence» en novembre 2005, les
rafles des gamins de sans-papiers à la sortie des écoles, l’affaire de la
«jungle» de Calais, et les rodomontades des ministres sur l’équipe de foot…
Qu’est-ce qui rend une telle
abjection possible, alors que nous savons pertinemment que chaque petite phrase
ne fait que préparer la suivante, dans une spirale régressive sans fin ? Voici
la seconde question, plus importante encore pour l’avenir. Et surtout, voici la
question qui se pose à toute personne éprise de justice, d’égalité et de
fraternité. Qu’avons-nous laissé faire ? Que laissons-nous faire encore ?
Les discours du pouvoir nous
montrent nos faiblesses. En visant «Mai 68» comme source de la délinquance, des
problèmes de l’école, de la relation entre parents et enfants, en accusant les
citoyens épris de liberté, de débat démocratique, de générosité, ils nous
disent en creux que nous avons laissé dilapider le potentiel libertaire issu de
la dernière grande révolte française. En se situant sur cette crête idéologique
et culturelle, ces discours évitent de poser la question des rapports de force
proprement économiques qui conduisent plus de 10% de la population au chômage,
qui réduisent les prestations sociales et de santé, qui marginalisent les
quartiers pauvres par manque de budget de reconstruction et d’aménagement, par
manque de personnes pour assurer le «service au public»… Car notre focalisation
sur les changements «moraux», sur les questions «sociétales» a permis que
s’installe un modèle économique de domination qui nous conduit à la situation
actuelle. Délinquance, insécurité d’une part, autoritarisme et racisme de
l’autre sont les deux mamelles de la société néolibérale.
L’acceptation par le Parti socialiste
de la globalisation néolibérale, jusqu’à voir deux de ses éminents dirigeants
placés à la tête l’un du Fonds monétaire internationale (FMI) et l’autre de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les deux organismes les plus
significatifs du nouvel ordre économique mondial, est certainement un virage
fondamental dans cette courte trajectoire historique. Mais notre abandon de la
construction d’une véritable force sociale, culturelle et politique au nom du
«c’est toujours mieux que rien» est tout autant coupable.
Quand nous sommes conscients de
l’évolution terrible du monde, et que nous voyons notre propre univers
politique écartelé, incapable de se réunir sur les fondamentaux ; quand nous
voyons les dirigeants des particules dont le seul espoir bureaucratique est de
franchir la barre des 5% parader accrochés à leurs «vérités» comme des
berniques sur leur rocher pour résister à la marée ; quand nous assistons à la
débandade des organisations du mouvement social incapables de comprendre
l’enjeu de la lutte contre le chômage, l’organisation des quartiers, la révolte
des jeunes sans espoir … ne sommes nous pas nous-mêmes complices «par
abstention» de la dérive en cours ?
Il n’est jamais trop tard. Mais
il vaudrait mieux que nous décidions le plus tôt possible de revenir sur la
scène politique, à partir des expériences des mouvements sociaux, à partir des
réflexions polyphoniques des divers courants de la gauche critique et des
associations sociales. Laisser encore à d’autres qui ont déjà montré l’étendue
de leur incapacité à former un front suffisamment fort contre la domination
autoritaire qui accompagne le néolibéralisme serait à nouveau plier devant le
bulldozer raciste. La conception d’une société de loups en guerre permanente
tous contre tous est le modèle majoritaire, autant des films hollywoodiens que
des dirigeants de notre droite revancharde et animée par la haine. Ne la
laissons pas s’installer. Reprenons la bataille culturelle et idéologique par
le versant politique.
Au fond, l’avenir appartient aux
tenants de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, mais il vaudrait mieux
que cela ne vienne pas après une crise humaine et morale majeure. Redresser la
barre se construit dès aujourd’hui. Par vous qui avez eu le courage de lire
jusqu’ici. Que chacun(e) trouve son chemin, mais surtout revienne à la
discussion, à l’échange, à l’investissement sur la scène publique. Trouvons de
nouvelles formes d’organisation en réseau, de consensus et de coordination,
mais surtout ne restons pas tétanisés par l’arrogance des gouvernants.
Hervé Le Crosnier - Maître de conférences à l’Université de Caen, où il enseigne les technologies de l’Internet.
Le Courrier, 4 août 2010, Quotidien suisse et indépendant.