Ô ce jour-là nos visages… les avons-nous déjà oubliés ?
Je voudrais vous parler de sentiments. Car lors d’une élection présidentielle, et pour celle-ci bien plus que pour toute autre, il s’agit aussi de sentiments. Il s’agit d’étonnement d’abord, d’espoir, de confiance, de méfiance, de craintes, et de courage aussi. Il s’agit surtout, je crois, d’un sentiment de genèse. Je n’ai jamais cru que la Genèse fut terminée. Petite fille, je pensais même que, une fois grande personne, je serais fermement conviée à y participer. Et comme, à l’époque, aucun adulte autour de moi ne s’est cru autorisé à me détromper, je le pense toujours. [...]
Son adversaire [Nicolas Sarkozy] surexcité veut nous vendre, nous fourguer un
hypermarché, un vrai Shopping Paradise —très bien situé, remarquez,
juste en face de la caserne des CRS, elle-même mitoyenne du nouveau
Casino des Jeux concédé à ses amis lorsqu’il était ministre — tandis
qu’un troisième… celui-là, à part être président, j’ai du mal à
comprendre ce qu’il veut pour nous. Une hibernation tranquille,
peut-être ? Pendant ce temps, celui que bien imprudemment certains
s’obstinent à classer quatrième alors qu’il y a cinq ans… vous vous
souvenez ? Ô! Nos visages blêmes, nos mains sur nos bouches tremblantes et nos
yeux pleins de larmes. Ô ce jour-là nos visages… les avons-nous déjà
oubliés ? L’horreur de ce jour-là, l’avons-nous déjà oubliée? La honte
de ce jour-là? Voulez-vous les revoir, ces visages? Moi, non.
Voilà pourquoi, même si je respecte leurs convictions, et en partage
plus d’une, je ne veux pas que ceux qui pratiquent l’opposition
radicale, jusqu’à en prôner la professionnalisation durable, nous
entraînent dans leur noble impuissance.
Voilà pourquoi je pense que nous, le soir, dans nos dîners, devons
cesser nos tergiversations de précieux ridicules. C’est du luxe. Un
luxe insolent aujourd’hui. Beaucoup dans ce pays ne peuvent se le
payer. Ils souffrent. Ils sont mal-logés, ou pas logés. Ils mangent
mal. Ils sont mal soignés, ne connaissent pas leurs droits, donc n’ont
droit à rien. Ni lunettes, ni dents, ni vacances, ni outils de culture.
Leurs enfants n’héritent que de leur seule fragilité. Ils souffrent.
Ils sont humiliés. Ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas, eux, passer
un tour. Encore un tour. Jamais leur tour. [...]
Ariane Mnouchkine
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